2 – Un village en proie au changement

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Précédemment…

Guillaume fut réveillé par l’odeur du café qui se glissa jusque dans la chambre. Le réveil posé sur la table de nuit indiquait sept heures cinq. Il s’étira, repoussa les draps et, levé, se dirigea vers la salle de bain.

Anne avait insisté l’année dernière pour la refaire. Guillaume avait cédé, sans toutefois résister longtemps. Ce furent les carreaux en grès noir de la douche à l’italienne qui accueillirent ses ablutions matinales. Il aimait ce moment où l’eau le réveillait en douceur. Il prit son temps, se laissa envahir des arômes du savon au bois de santal, puis sans trop réfléchir, il coupa l’eau chaude. L’eau froide fit rapidement monter la chair de poule sur son corps. Il se tourna sous le jet de la douche le temps de s’acclimater à la vivifiante température et entreprit quelques profondes inspirations et expirations, sa version personnelle de sa méditation matinale.

La douceur de la serviette sèche qu’il avait attrapée en sortant de sa douche le préparait au point final de son rituel, le lent massage de son corps avec une huile nourrissante. Il se regarda dans le miroir et fut satisfait de ce qu’il lui renvoyait. Le café l’appelait. Il sortit de la salle de bain, chaussa une paire de tongs et se dirigea vers la cuisine.

Anne lisait, assise, nue comme tous les jours depuis plusieurs années maintenant, devant un café fumant. La famille Pétrie était naturiste depuis trois générations. En épousant Guillaume, Anne savait à quoi s’attendre.

Ils s’étaient rencontrés sur les bancs de la fac et le week-end où Guillaume l’avait invitée chez ses parents, à la ferme, le ton avait été donné. Le père de Guillaume, Charles, et son épouse, Sylvaine, avaient accueilli la jeune fille avec gentillesse… et nudité. Guillaume avait prévenu Anne que la famille était très nature et que sur la ferme ses parents, son frère, Simon, et lui étaient souvent nus.

Si elle avait été surprise, elle avait confié à Guillaume qu’elle avait eu une expérience naturiste, enfant, avec ses parents. Bien qu’ils n’aient pas poursuivi dans cette voie, elle en gardait un souvenir agréable. Ce premier week-end s’était passé dans la bonne humeur, la bienveillance et une parfaite nudité qu’Anne adopta sans sourciller.

En entrant dans la cuisine, Guillaume s’arrêta un moment, pour regarder sa femme qui ne l’avait pas entendu arriver, absorbée par son livre. Il se dit qu’il avait une chance insolente d’avoir une femme comme elle. Elle était une épouse attentive, une mère fabuleuse et une partenaire qui le soutenait dans ses projets. Elle leva la tête, le vit et lui sourit.

— Bonjour mon chéri, bien dormi ?

— Comme un loir.

— Tu es rentré tard, je ne t’ai pas entendu ?

— Vers minuit. Et toi, bien dormi, demanda-t-il en s’approchant et en l’embrassant sur les lèvres, presque timidement ?

— Profondément. Je ne t’ai pas entendu rentré, c’est tout dire. Quel est le programme de la journée ?

— Je ne sais pas encore. Tu as vu Simon ?

— Non, mais j’ai entendu le tracteur, je suppose qu’il est dehors.

— Les pegs sont partis ?

— Oui. Tu les as ratés de quelques minutes. Le café est encore chaud. Je te fais griller du pain.

— Tu es un amour. 

— Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

— Oh, je ne me fais pas de bile, tu t’en sortirais très bien.

Guillaume attrapa la cafetière, se servit et s’assit. Il but une gorgée de café, pensif, un œil sur sa femme. Il avait une grosse journée devant lui. Il fallait non seulement qu’il s’occupe de la ferme et des bêtes avec son frère, mais qu’il aussi passe à la mairie, faisant partie du conseil municipal depuis quelques années. Les élections étaient prévues pour l’année prochaine et il avait décidé, après de longues discussions avec Anne, Simon et Marie, son épouse, qu’il se présenterait. Le village avait besoin de renouveau après des décennies entre les mains des Bonnet, la famille de viticulteurs qui avaient fait main basse sur Rives dans les années soixante et en avait fait « leur » village, comme disait l’ancêtre, Fernand, 97 ans et toujours vaillant.

Les Pétrie étaient là aussi depuis toujours, ou presque. Paysans, comme ils aimaient se qualifier, ils avaient choisi les bêtes, bovins, ovins, volailles, élevés en plein air. L’écologie était une évidence dans la famille, les produits du terroir leur raison d’être et la vie en pleine nature leur source d’énergie. Les grands-parents paternels de Guillaume et Simon avaient suivi avec intérêt les avancées de la philosophie naturiste avant-guerre et l’avaient adopté. Marcel, le grand-père s’occupait de la ferme entièrement nu, juste chaussé d’une paire de bottes et d’un grand chapeau de paille. Tout le monde le connaissait sous le sobriquet de papy cul nul et ça le faisait sourire.

Quand le gouvernement Pompidou avait lancé la construction du village naturiste du Cap d’Agde, il avait été un des premiers à acheter un appartement et à y emmener sa famille pour profiter de la mer sans se préoccuper de maillots de bain. Le naturisme était devenu la religion de la famille Pétrie, qu’elle vivait au quotidien toute l’année, hiver compris quand la température le permettait. Guillaume et Simon avaient été élevés dans cet esprit de respect et de convivialité, avec grands-parents et parents nus autour d’eux.

Les gens du village appelaient Guillaume et Simon les fermiers nudistes, car on pouvait les croiser dans leurs champs ou sur leur tracteur au printemps vêtus d’une paire de bottes et d’un chapeau de paille. Personne, ou si peu, n’était choqué par leur « manque de tenue ».

Certaines personnes, emmenées par la famille Bonnet, se plaignaient de la nudité avérée de la famille, mais sans que l’attitude de cette dernière change. Leur gentillesse, dévotion pour la commune et l’apport économique de la ferme et de ses gites faisaient taire les plus grincheux. Alors, pour une majorité de Rivaines et de Rivains, ce n’était pas un peu de chair visible qui allait les faire changer d’avis sur les Pétrie.

— Je m’habille et je vais à la mairie, puis je rentre pour déjeuner.

Guillaume se leva et embrassa du bout des lèvres Anne. Cette dernière le retint par la main alors qu’il était en train de se retourner.

— Guillaume, fais attention à toi. 

Guillaume regarda Anne d’un air interrogatif.

— Tu sais ce que je veux dire.

— Je n’en suis pas certain.

— Depuis que tu as annoncé ton intention de te présenter à la mairie, les Bonnet semblent remontés contre toi.

— Oh, c’est ça ! Il n’y a rien à craindre. Ils font plus de bruit qu’ils ne sont méchants. Tu connais Babette. Grande gueule, mais c’est tout.

— Je n’en suis pas si certaine, Guillaume. Ils ont prouvé par le passé qu’ils ne partageaient pas notre éthique. Ils sont capables de tout.

— Je t’aime. Ne t’inquiète pas. Mais, je garderai un œil ouvert. On ne sait jamais.

Guillaume repensa à ses trois dernières années au conseil municipal. Babette Bonnet, l’actuelle maire, menait tout le monde à la baguette. Elle n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Comme son père et son grand-père d’ailleurs qui l’avaient précédée à la mairie. Cela faisait près de cinquante ans qu’ils veillaient aux destinées de Rives, et profitaient de leur position pour faciliter leur vie de viticulteurs. Si toutes ces années, les habitants avaient marché avec eux, une nouvelle génération de Rivains s’était installée et avait apporté quelques voix dissidentes qui commençaient à prendre de l’importance.

Ces nouveaux Rivaines et Rivains, pour la plupart anciens citadins, aspiraient à plus de nature et de calme, là où les Bonnet voulaient plus de commerces et d’activités viticoles. La dernière affaire en date qui devait voir l’installation d’un nouveau supermarché discount était toujours bloquée par une association de riverains, qui avec l’aide d’Europe, Écologie, Les Verts, avait réussi à faire reporter sine die l’autorisation de construction. Guillaume et Simon soutenaient ce blocage et cela avait mis Babette dans tous ses états.

Guillaume n’en était plus à ça près avec madame la maire. Il sentait cependant le vent du changement souffler et il se dit qu’il avait un rôle à jouer s’il voulait que Rives soit plus conforme à son idéal de nature et du respect de cette dernière.

Dix minutes plus tard, Guillaume enfourchait son vélo, direction la mairie. La ferme était un peu à l’écart du centre-ville. C’était un trajet de quelques minutes à vélo, quinze tout au plus par la route, un peu plus par les chemins, que Guillaume faisait été comme hiver, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve. Comme pour le naturisme, le vélo était l’autre philosophie de vie de la famille et c’est sans doute ce qui avait tenu en vie son grand-père, papy cul nu, jusqu’au bel âge de 103 ans.

Il partait souvent à vélo le week-end avec son frère et une bande de copains pour de grands tours dans la région. Ce n’était pas les routes qui manquaient. Il partait aussi avec Anne et les enfants pour des tours plus courts et aller piqueniquer dans la nature. Au final, le couple n’avait qu’une seule voiture et beaucoup, beaucoup de vélos, ce qui leur allait très bien.

La journée était belle. Le ciel bleu azure. Guillaume se dit qu’il allait faire en sorte d’expédier les affaires courantes à la mairie. Il se dit aussi que comme il avait pris le VTT ce matin, il reviendrait à la ferme par les chemins pour pouvoir pédaler nu. Il pratiquait le vélo et la randonnée dans le plus simple appareil quand il le pouvait. Les chemins de terre de la région le lui permettaient, et il ne s’en privait pas. Son esprit revint aux affaires municipales alors qu’il descendait de vélo et glissait sa roue avant dans la grille qu’il avait fait poser à cet effet.

Il sourit. Ces grilles à vélo n’existaient pas il y a trois ans et personne ne venait à la mairie à deux roues. Aujourd’hui, quatre vélos y étaient stationnés et une seule voiture. L’exact opposé de ce qui se pratiquait trois ans de cela, et encore avec son vélo appuyé contre le mur. Le vent du changement est en train de souffler, se dit-il en rentrant dans la mairie, son casque encore sur sa tête.

Suite…

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