4 – Une fortune viticole

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Précédemment…

Babette était concentrée sur la conduite du tracteur. C’était la première fois que son père lui faisait confiance pour aller traiter la vigne. Elle savait qu’il viendrait inspecter et trouverait quelque chose à redire. Elle devait juste être à la hauteur. Comme toujours, pensa-t-elle. Le soleil venait de se lever. Son disque rouge émergeait lentement au-delà de l’horizon et arrosait d’une lumière diaphane les vignes du domaine. Babette sourit, elle était bien dans le confort et la sécurité du tracteur.

Le domaine viticole des Bonnet s’étendait à perte de vue autour du château comme l’appelaient les habitants de Rives-en-Bellongues. Ce n’était pas un château à proprement parlé, même pas une de ces Folies Languedociennes comme il en existe quelques-unes dans la région. C’était une grosse maison de maitre en pierre entourée de ses bâtiments agricoles.

La première maison d’habitation avait été construite à la fin du dix-neuvième siècle par l’arrière-grand-père de Babette, Antonin Bonnet. Antonin était né à Sète en 1852, s’était engagé dans l’armée et retrouvé en Algérie qui venait d’être colonisée par la France. En quelques années, il avait amassé une petite fortune, fait de rapine et de coups tordus, et avait appris à cultiver la vigne.

Fort de son argent et de sa nouvelle connaissance, il avait acheté quelques hectares de vigne à un notable ruiné et avait construit sa maison. En quelques années de dur labeur — Antonin était dur à la tâche —, il se mit à produire une piquette que l’armée achetait en barrique. Le vin comme l’argent coulaient à flots. Antonin se maria alors avec la plus jolie fille de la région, en tout cas, c’est ce qui se disait et lui fit deux fils. Pour son malheur, elle mourut en donnant naissance au cadet. Antonin, toujours plein de ressources, trouva une nourrice pour s’occuper de ses enfants et en fit sa maitresse, puis sa femme.

Pour ses secondes noces, il fit construire le corps de ferme, à la base du domaine tel qu’il existe aujourd’hui et surtout, fit poser la grille en fer forgé qui s’ouvre sur la cour pavée. La légende dit que la grille a été récupérée lors de la destruction du Château de la Voulte, cachée et ressortie quelques années plus tard pour être vendue à Antonin. C’est le cachet nobiliaire dont s’enorgueillissait Antonin. Si son château était roturier, sa grille d’entrée était noble.

La Première Guerre mondiale lui prit son ainé et assura la fortune du second. Alors que la guerre faisait rage, le vignoble languedocien était en crise. Entre la chute des prix et la contrefaçon, de nombreux vignerons jetaient l’éponge. Grâce à ses contacts dans l’armée et quelques pots-de-vin habiles, Antonin et son fils cadet, Émile, achetèrent les terres entourant leurs vignes, les plantèrent et augmentèrent leur production.

En 1925, Émile se maria avec Antoinette qui accoucha neuf mois plus tard d’un garçon, André, et à peine vingt mois, d’une fille, Geneviève. Installée au château, la famille prit ses marques et impulsa une nouvelle dynamique. En 1936, la famille Bonnet fut une des premières à obtenir pour ses vins l’appellation AOC et à diversifier sa clientèle. Émile avait le flair pour les bonnes affaires et avait hérité de la roublardise de son père. Comme pendant la Première Guerre, il profita de la seconde pour amplifier ses petites affaires. Ni collabo ni résistant, il louvoya et en sortit plus riche qu’il y entra.

André se maria à la sortie de la guerre, à tout juste 20 ans. Il nomma son fils Émile, comme son père qu’il adulait, qui allait devenir le maire de Rives et le père de Babette, sa fille unique. André et Émile, son père, allaient profiter des premières années des trente glorieuses pour rénover le château, y faire percer la piscine et aménager le jardin. 

André allait aussi mener tambour battant le développement de la cave et le développement du domaine. L’euphorie ambiante le portait. Il envoya même Émile faire des études à Paris. Il en revint avec un diplôme de Science-Po en poche. Le premier Bonnet à obtenir un diplôme supérieur. La fierté de son père et de toute la famille. Le premier aussi qui allait mêler politique et affaires, pour l’avantage exclusif du domaine. 

Marié en 68, il divorce en 72 pour se remarier avec Juliette la même année. Après plusieurs tentatives pour avoir un enfant, Babette finit par pointer le bout de son petit nez en 1977 au plus grand bonheur des grands-parents qui commençaient à douter de leurs fils et belle-fille.

Mais l’accouchement est douloureux et l’hystérectomie nécessaire. Juliette, la mort dans l’âme, se résout à n’avoir qu’un seul enfant et se plonge dans l’éducation d’Élisabeth, qui deviendra Babette pour tous.

Babette est petite et râblée comme son père, avec un visage de poupée comme sa mère. Le mélange est étonnant et ne laisse personne indifférent, ni à Rives ni au-delà. Elle est vive et s’intéresse à tout. Elle suit son père et son grand-père partout, au désespoir de sa mère qui veut en faire une vraie jeune fille pas un garçon manqué.

Pourtant, elle sait qu’elle devra être à la hauteur pour reprendre le domaine. Alors, tiraillée entre son père et sa mère, elle se crée un personnage de femme d’affaires dure à la tâche, sûre d’elle-même et totalement polyvalente. Comme son père, elle monte à Paris faire des études, mais pas dans la politique, dans l’ingénierie agricole et en parallèle un diplôme d’œnologie. Elle veut monter en gamme la production, augmenter les prix et devenir un grand Château. Elle est ambitieuse et rien ne saurait l’arrêter. À Paris, elle découvre les garçons et le sexe. Si elle y trouve du plaisir, c’est Fabienne qui va lui révéler qui elle est vraiment au fond et les deux jeunes femmes vivent passionnément l’une pour l’autre.

Impossible d’avouer à ses parents qu’elle aime une femme cependant. Alors, elle enfonce ses sentiments et retourne au domaine, se jetant à corps perdu dans le travail.

En traitant la vigne ce matin-là, elle repense à sa première fois, à cet étrange mélange de peur et de fierté, la peur de mal faire et à la fierté d’être seule aux commandes. Elle se rappelle les vibrations du moteur, l’odeur du sulfate de cuivre qui infiltrait la cabine malgré les protections et la lumière si particulière du petit matin.

Ce souvenir réveille celui de ces autres petits matins, ceux passés avec Fabienne, quand elle se réveillait dans ses bras. Elle a une nette nostalgie de ces moments, mais se force à revenir au moment présent. Elle arrive au bout du rang et se prépare à faire demi-tour.

Une heure plus tard, elle est au bout de la parcelle qu’elle devait traiter et s’engage sur le chemin qui doit la ramener vers le domaine. Elle passe devant les gites laissés à l’abandon. Elle ressent une petite piqure au cœur en voyant ce qui aurait pu devenir une belle source de revenus pour le domaine, mais que ni elle ni son père n’avait su exploiter. On ne s’invente pas opérateur touristique quand on est viticulteur, se dit-elle.

Elle arrête alors le tracteur à l’entrée du terrain des gites. Elle en descend et pousse la petite grille que plus rien ne retient. Il y a là six gites, copies presque conformes de ceux des Pétrie. Enfin de l’extérieur, car ni l’aménagement intérieur, ni les extérieurs n’ont été faits avec goût et bon sens. Pourtant, se dit-elle, si ça avait marché, il y avait de quoi passer à une vingtaine de gites. Elle hausse les épaules et s’appuie sur la balustrade d’une des terrasses. 

Elle passe une main dans ses cheveux et refait sa queue de cheval. À quarante ans passé, toujours célibataire, et malgré son côté garçon manqué, elle accorde beaucoup d’attention à son look. Ce n’est pas parce qu’on est paysan qu’on ne peut pas être soignée, répète-t-elle à qui veut l’entendre. Alors, ses ongles sont toujours impeccables, son maquillage parfait et son corps entretenu par une séance quotidienne de gym.

Elle balaye du regard une dernière fois le site, au milieu de ses vignes et à un jet de pierre du château. Elle en parlera à son père et elle prendra une décision, soit de détruire, soit de mettre en gestion. Ce terrain est une verrue au milieu de la réussite du domaine. Il est temps de prendre une décision, se dit-elle en retournant d’un pas décidé vers le tracteur, en y montant et en redémarrant.

Arrivée aux portes du hangar, elle laisse le contact, descend du traceur et se dirige vers un des ouvriers agricoles affairés autour de la préparation du pressoir et des cuves.

— Bonjour, lance-t-elle à la cantonade. Si un d’entre vous peut rentrer et nettoyer le tracteur et sa cuve, cela me fera gagner du temps. Merci d’avance, dit-elle en continuant son chemin de l’air hautain qu’elle prend systématiquement quand elle s’adresse à ses employés et sans attendre de réponse.

Elle rentre dans le château par une porte dérobée, se débarrasse de ses bottes et se dirige vers sa chambre située au premier étage. En rentrant dans sa salle de bain, elle se déshabille et se regarde nue dans le miroir. Elle sourit en voyant ses seins encore fermes, ses hanches fines et son ventre plat.

Elle fait couler l’eau de la douche et laisse la chaleur de l’eau ramollir sa peau et faire tomber sa tension. Elle en aura besoin pour ranger ses affaires après sa cuisante défaite. En presque cinquante ans, la mairie a été aux Bonnet. La laisser à ces culs nus de Pétrie est un déchirement. C’est plus qu’un déchirement se dit-elle et de rage lance le savon contre le mur.

Elle a été humiliée. Et maintenant, Guillaume qui veut étendre ses gites naturistes pour attirer une nouvelle clientèle de touristes. Il n’est pas question qu’elle se laisse faire. Elle se jettera corps et âme dans la bataille, pas pour elle, non, mais pour l’honneur de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père. Elle termine de se laver pour enlever les odeurs du cuivre et passe dans sa chambre pour s’habiller, jean, chemisier et ballerines.

Elle noue ses cheveux en chignon, se met quelques gouttes d’Air du Temps de Nina Ricci et descend prendre son petit déjeuner.

Son père est attablé devant un café en train de lire le Midi Libre.

— Bonjour, papa, le salue-t-elle, en lui faisant la bise.

— Bonjour ma fille. Tu as fini de traiter, lui demande-t-elle en baissant et pliant son journal ?

— Oui, c’est terminé pour cette semaine. Si le temps se maintient comme ça, la récolte devrait être belle.

— C’est ce que je pense aussi. Une belle année !

— Dis-moi, en passant devant les gites, je me disais qu’il fallait en faire quelque chose.

Elle attrapa la cafetière et se versa une tasse.

— Et tu veux en faire quoi ?

— Les détruire ou les retaper et les mettre en gestion.

— Remettre de l’argent là-dedans, non, inutile, autant les laisser comme ça. Ils ne nous coutent rien.

— Mais c’est une vraie verrue devant le château, tu ne trouves pas ?

— Non, mais ça me rappelle tous les jours que nous sommes vignerons, un travail noble, pas loueur de meublés à des culs nus venus de Hollande, comme ce Pétrie, qui t’a battu à la mairie, Babette.

Il insista particulièrement sur son nom comme pour remuer le couteau dans sa plaie et l’humilier ouvertement. Elle ne répondit pas en attrapant un croissant et en mordant rageusement dedans. Ni Émile ni sa fille n’allaient ouvrir la bouche jusqu’à ce que cette dernière se lève pour aller à la mairie, les lèvres serrées, sans même dire au revoir à son père. Elle avait hérité de la défaite amère et devait maintenant tourner la page, ce à quoi elle n’avait jamais été habituée.

Suite…

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