Guillaume s’assit dans le fauteuil du maire. Babette avait fini par débarrasser le bureau et Guillaume avait investi les lieux. Il jeta un regard circulaire. Le bureau était simple, mais fonctionnel. On trouvait sur les murs, accrochées des photos encadrées du village et de la région. Prises par un photographe habitant Rives, il les avait offertes à la commune suite à une exposition organisée par la mairie.
Guillaume ne s’était pas encore totalement remis des événements de la veille. L’utilisation de la violence pour faire opposition le mettait mal à l’aise. Il voyait la violence comme le refuge des faibles, la démonstration de leur incapacité à discuter, à mener un combat d’idées. Pourtant, il avait exprimé sa volonté de discussion, d’ouverture.
Mais la nudité cristallisait les émotions. On était dans l’irrationnel, dans le pathos. Il le savait pourtant bien. Il avait souvent eu des discussions difficiles avec ses coreligionnaires à la fac. Quand il disait qu’il était naturiste, de nombreux étudiantes et étudiants rigolaient, se moquaient. Soit il était vu comme un pervers, soit comme un hippie. Il ne venait pas à l’idée de certaines personnes qu’on pouvait être naturiste et totalement « normal », si tant est qu’être normal signifiât quelque chose.
Guillaume avait créé une association d’étudiants naturistes et organisait des week-ends et des vacances dans des centres naturistes en France et à l’étranger. Ses affiches étaient systématiquement graffitées. Cela n’avait pas empêché l’association d’avoir un certain succès et d’avoir continué à exister après son départ. Il pensa d’ailleurs à leur envoyer un message pour les inviter aux sessions d’informations sur le naturisme qu’il prévoyait d’organiser. Il nota mentalement d’en parler à Didier. Le téléphone sonna.
— Allo ?
— Monsieur le maire, c’est le président de région.
— OK, passez-le-moi… Dominique, bonjour.
— Bonjour Guillaume.
Les deux hommes se connaissaient bien. Si une dizaine d’années les séparaient, l’élevage les rapprochait. Les parents du président de région étaient éleveurs comme Guillaume et ses parents. Ils s’étaient souvent retrouvés dans les discussions régionales sur l’élevage. De fait, ils se respectaient, même si leurs points de vue n’étaient pas toujours alignés, leurs fermes n’ayant pas tout à fait la même taille. Dominique continua.
— Comment vas-tu ?
— Ça va bien, et toi ?
— Très bien. Tu te fais à ton fauteuil de maire ? Félicitations, au passage.
— Merci. Oui, je m’y fais.
— On me dit que tu as lancé le projet de village naturiste à Rives.
— On t’informe bien.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
— Tu es libre de croire ce que tu veux Dominique.
— Écoute Guillaume. Tu sais que je n’ai rien contre le naturisme et les naturistes en général. Mais on a suffisamment de problèmes avec toutes les minorités possibles et imaginables pour qu’on se rajoute celui d’avoir des culs nus qui déambulent dans un village de la région.
— En quoi cela ajoute un problème ? Et puis, c’est mon problème, pas le tien ?
— Guillaume, soit raisonnable. Tu sais bien que le problème d’un village de la région devient un problème de la région. Déjà avec ton truc de cyclistes à poil, le ministre de l’Intérieur m’a appelé. Et je te promets que tu ne veux pas qu’il t’appelle. Il n’est pas des plus commodes. Il a, lui aussi, d’autres problèmes plus graves à traiter, alors lui ajouter des épiphénomènes de naturistes n’est pas pour l’apaiser.
— Tu veux en venir où ?
— Je pense que tu le sais. Tu abandonnes ton projet d’arrêté municipal, tu te concentres sur la gestion de ta commune et à titre personnel, tu fais ce que tu veux avec tes gites naturistes. On reste bons amis et les vaches sont bien gardées.
— Merci, Dominique, je réfléchirai à ta proposition.
— Merci Guillaume. Viens nous rendre une petite visite à l’hôtel de région un de ces jours.
— J’y penserais, Dominique. Au revoir.
Guillaume raccrocha, sans doute un peu trop rapidement. Après les Bonnet et leur clique, la politique rentrait dans la danse. Le président de région était connu pour son entregent et ses réseaux puissants. Il n’était pas arrivé là par hasard et on le savait briguer d’autres fonctions, sans doute à Paris un de ces jours si ses « amis » arrivaient au pouvoir.
Que la politique se mêle des projets d’une commune n’est pas chose surprenante. Guillaume s’en serait bien passé, mais il savait que son projet ne ferait qu’attirer les projecteurs. Si le succès de la cyclonue était arrivé place Beauvau, ce n’était pas pour calmer ses doutes. Il était maintenant dans le radar de l’Intérieur. Pourtant, il n’avait rien fait de répréhensible, sauf à vouloir être différent, ce qui, en soi, était un potentiel crime de lèse-majesté.
Mais au pays des droits de l’homme, être différent n’était pas toujours bien vu. On aimait « assimiler », pas laisser les différences se développer, sous peine de perdre l’identité. Guillaume se leva et alla voir Josette.
— Dites-moi Josette, vous en pensez quoi vous du projet de village naturiste ?
— Oh moi, vous savez monsieur le maire, je m’en fiche pas mal. Les gens font ce qu’ils veulent tant qu’ils ne m’empêchent pas de vivre ma vie. Alors si vous avez envie de vous balader nu dans le village, c’est votre choix.
— Et vous vous baladeriez nue vous ?
— Moi, oh que non, s’exclama Josette. Je suis bien trop moche.
— Vous savez, le naturisme n’a rien à voir avec être moche ou être belle. C’est juste être bien dans son corps.
— Peut-être, mais je ne me montrerai pas toute nue à tout le monde.
— Je comprends et respecte votre point de vue. Mais vous pensez que beaucoup sont comme vous ?
— Je ne sais pas, monsieur le maire, mais, sans doute. Vous savez, ici, on parle beaucoup, mais on se tait aussi beaucoup, et on rumine. Les gens s’en fiche un peu, mais sans doute certains ne seront pas contents de voir des gens nus se promener dans les rues. Il y a des gens qui seront choqués, à commencer par le curé, ça, c’est sûr.
— Merci Josette. Je vais travailler sur les quelques dossiers urgents, merci de prendre les messages et de ne pas me déranger.
— Bien monsieur le maire.
Guillaume ferma la porte de son bureau et replongea dans ses pensées. Il décrocha son téléphone et appela son vieux copain Michel. Ce dernier avait fait l’ENA après sa maitrise obtenue haut la main et était rentré au ministère de l’Agriculture après un court passage aux affaires étrangères.
— Michel ? Guillaume !
— Salut Guillaume. Comment vas-tu, vieille branche ?
— Pas mal, et toi ? Toujours dans la grisaille parisienne ?
— Ne m’en parle pas, je suis blanc comme un cachet d’aspirine. Et toi, toujours à te balader à poil dans tes champs ?
— Toujours. C’est un peu pour ça que je t’appelle en fait. Tu sais peut-être que j’ai été élu maire de Rives.
— Non ! Félicitations !
— Merci, Michel, merci. En fait, étant maire, je veux faire avancer mon projet de zone naturiste à Rives et il semblerait que ce projet ait attiré l’attention du ministère de l’Intérieur. Du coup, le président de la région, que tu connais aussi, m’a appelé pour me conseiller de laisser tomber mon projet. Comme tu grenouilles dans tous ces milieux politiques, je voulais ton avis.
— Ouille ouille ouille. Si tu es dans le collimateur de Beauvau, tu es mal barré, mon ami. C’est comme si tu avais un rottweiler accroché au mollet. Il ne va pas te lâcher.
— C’est bien ce que craignais.
— Attends-toi aussi à tous les coups bas possibles. Tu ne sais pas d’où ça va venir, mais ça viendra. Ça ne joue pas toujours à la régulière, même si ça ne le dit pas. C’est de la realpolitik, comme ils appellent ça. Qu’est-ce que tu as fait pour attirer leur attention ?
— Rien que de vouloir faire de Rives un village dans lequel le naturisme serait toléré, voire encouragé.
— Ah ouais, c’est gonflé ça. Tu ne pourrais pas juste faire un lotissement naturiste ou une zone naturelle ? Montrer que tu lâches du lest, que tu as entendu le message.
— C’est dénaturer le projet que de faire ça.
— Oui, je sais, mais d’un autre côté, tu achètes du temps. Tu endors les politiques, tu repasses sous le radar. Tu sais, il n’arrivera rien de bon si tu les confrontes directement. Ils sont plus forts que toi, du fin fond de ta petite commune.
— Il faut que je réfléchisse, mais en tout cas merci de ton point de vue. Quand est-ce que tu descends nous voir ?
— Ouh la la. Aucune idée. C’est chaud ici avec le réchauffement climatique, les écologistes et tout le toutim, on est à hue et à dia. J’espère au printemps prochain.
— Bon courage, Michel, et encore merci.
— De rien Guillaume. Tiens-moi au courant, je pourrais peut-être tirer quelques ficelles à l’intérieur si besoin est.
— Merci. À plus.
Guillaume raccrocha, encore plus perturbé qu’avant son appel. Il ouvrit le parapheur que Josette avait déposé sur son bureau et se mit à parcourir et signer les différents documents qui s’y trouvaient. Son esprit revenait sans cesse sur son projet. En réduire l’ampleur lui laissait un goût amer dans la bouche. D’un autre côté, Michel avait raison. C’était peut-être un projet trop ambitieux, qui troublait trop de gens trop vite. Il fallait peut-être y aller par étape. Il fallait qu’il y réfléchisse. Il n’aimait pas l’idée de ralentir, mais c’était peut-être la voix de la sagesse.
Il termina de lire les quelques dossiers qui étaient en attente, corrigea quelques projets d’arrêté, puis reposa le tout dans un coin et attrapa son sac à dos. Il était temps de retourner à ses occupations paysannes. Il sortit du bureau, tendit les dossiers à Josette et lui souhaita une belle journée.
Le beau temps ne semblait pas vouloir céder la place à l’automne. Le soleil lui redonna du baume au cœur et, en naturiste militant qu’il était, se déshabilla et enfourcha son vélo, baskets aux pieds, sac sur son dos et fier de sa tenue de peau. Il se dit qu’il allait rendre une petite visite à Didier s’il était à la permanence.
Quelques passants le saluèrent, sans vraiment remarquer qu’il était nu sur son vélo. De son côté, il ne remarqua pas l’homme assis sur un des bancs de la place de la mairie qui l’avait photographié plusieurs fois avec son téléphone portable.